Quand on n'a pas assez de courage pour être pacifiste on est guerrier. Le pacifiste est toujours seul. Il n'est pas dans l'abri d'un rang, dans une troupe ; il est seul. S'il parle, s'il emploie le pluriel, s'il dit « nous », il dit « nous sommes seuls ». Il n'y a jamais eu et il n’y aura jamais de défilé de pacifistes de n’importe quelle Bastille à n’importe quel Panthéon ; il ne court pas les rues.
La nation tout entière abrite le guerrier ; il est sous un Camp du Drap d’or, et, pour celui qui, là-dessous, se prend au sérieux, il n’est pas d’or, il n’est pas de toile dorée dont on ne le couvre. Le guerrier est sûr d’être d’accord avec le plus grand nombre. Si c’est une affaire de majorité, il peut être bien tranquille, il en est. S’il ne peut rien avancer de lui-même qui ne soit assuré par la conformité des usages, qu’il se rassure, qu’il ne s’effraie pas, qu’il ne tremble, pas ; des milliers de kilos de textes de tous les siècles et de toutes les langues sont prêts à certifier qu’il est en règle, avec les usages les plus ordinaires. S’il a besoin de grandeur, comme tout le monde, c’est dans l’ordinaire, qu’on lui trouve une grandeur « à sa taille ». Tout est à l’avance préparé pour lui. Si un homme tremble d’être peut-être un jour obligé de dépasser l’homme, qu’il ne tremble plus et qu’il se fasse guerrier, ou, plus simplement encore, qu’il se laisse faire, qu’il s’abandonne, on le mettra d’office chez les guerriers ; il sera tout aussitôt payé de pompes et de clairons et il aura dans son paquetage, le bâton de maréchal : ce double-décimètre officiel des dépassements humains ; une assurance contre le vertige des martyrs. Paix à la bassesse et à l’ignominie ; il lui suffira ici de faire la guerre. Que se rassure également l’incapable mais qui veut avoir fait quelque chose (qui veut surtout qu'on le dise et sans qu'il ait vraiment besoin de faire) : ici il sera le sauveur de la nation, le père des générations futures, le héros ; ici, il n'y a pas d'alternative : victoires ou défaites, dans les deux cas c'est la gloire, tout sera chanté et exalté ; depuis Austerlitz jusqu'à la maison des dernières cartouches. Soyez bon soldat, c’est vraiment gagné à coup sûr. Il n’y a pas de plus beau brevet : mauvaise tête mais bon soldat — toute la nation l'admire.
Pas de tête mais bon soldat : magnifique! Salaud mais bon soldat : admirable! Il y a aussi le simple soldat : ni bon ni mauvais, enrôlé là-dedans parce qu'il n'est pas contre. Il y subira sans histoire le sort des guerriers jusqu'au jour où, comme le héros de Faulkner, il découvrira que « n'importe qui peut choir par mégarde aveuglément dans l'héroïsme comme on dégringole dans un regard d'égout grand ouvert, au milieu du trottoir. » Il y a dans cet état de guerrier un autre moment encore qu'on pourrait appeler le moment individuel. A cet endroit-là, il est obligé d'être seul. Il a reculé tant qu'il a pu cette confrontation avec sa solitude. Il a été en troupe, en compagnie, en armée, mais maintenant il y est, il est seul. Comme un pacifiste. C'est le moment où, dans les récits de batailles le guerrier prononce d'ordinaire les paroles historiques, ou bien où il appelle tendrement sa mère, et c'est bien triste pendant tout un alinéa. C'est le moment où il vient d'être étripé avec une baïonnette pleine de graisse d'armes, où il voit sortir du trou de son ventre l'accouchement mortel de ses tripes fumantes qui veulent essayer de vivre hors de lui comme un dieu séparé ; c'est le moment où l'éclat d'obus lui a fracassé la cuisse et que, du milieu de la boue de son corps, il voit jaillir la source lumineuse de son artère fémorale et qu'il sent son esprit glisser dans les mains gluantes de cette fontaine. Brusquement au milieu de la bataille, voilà son drame particulier. Ne pas vouloir l'affronter tout seul tout de suite, c’est le trouver brusquement un jour comme lui. Alors, qu'il la crie ou qu'il la voie en fulgurantes images, dans sa tête qui se vide comme un bassin, à ce moment-là il connaît la vérité. Mais, cela n'a plus d'importance pour le jeu ; cet homme, ne peut plus faire marche arrière. Il est déjà sur des bords d’où l’on ne revient pas ; le jeu s’est joué. Tout le jeu de la guerre se joue sur la faiblesse du guerrier.
L'homme ne s'efforce pas vers des actes courageux ; il s'efforce vers des actes faciles. La nature de l'homme n'est pas le courage ; c'est la facilité. La grande recherche des temps modernes, c’est la facilité de la vie. L'homme va naturellement vers le plus facile. Où se trouve le plus grand nombre se trouve le plus facile. Le courage c’est l'exception, c'est automatiquement la solitude ; quel vide autour du courage ! Il est absurde de prétendre qu'une armée, constituée de millions d’hommes, est la personnification du courage ; c'est la conclusion du facile. C'est le troupeau et c'est l’abattoir ; le courage ne porte aucun de ces signes. Le lion ne se pousse pas en troupeau. Son abattoir est une cave de la forêt. S'il meurt, c'est après avoir mis en quartiers la vie de son chasseur et quelquefois même il l’emporte. Tous les bouchers retournent vivants de l'abattoir. Il n'y a pas le courage du mouton.
Cependant, il est convenu d'appeler courage le motif des actes de l'armée : les Thermopyles, le dernier carré de Waterloo, les cavaliers de Reischoffen, Verdun, l'Alcazar. Ces faits, on les regarde toujours de très loin, d'un éloignement tel qu’il permet toutes les illusions d’optique. Nous ne voyons pas les détails, ni le mécanisme particulier de chaque acteur de la scène, mécanisme dont les innombrables moteurs s'alimentent de rêves, d'illusions personnelles, de désirs égoïstes, de multiples résolutions désespérées prises par chacun dans la solitude de son être. Nous ne voyons que le bouillonnement de la surface. On l'imagine offert aux idées générales directrices de l'armée ; comme les sacrificateurs regardant avec des yeux de prêtres le bouillonnement de l'agonie dans les ventres des victimes l’imaginaient offert à leur propre avenir. Quand les madragues traînées au large de la mer ont cerné contre un pli du rivage le montueux troupeau des thons et des dauphins une sainte fureur fait bouillir l'eau prisonnière. Les énormes poissons sautent et mordent l'air dans un héroïsme désespéré. Certains mènent avec tant de force le combat de leur liberté que le sang jaillit de leurs ouïes, fume et pleut autour des claquements éperdus de leurs nageoires et de leur queue. On en voit qui, dressés sur des torses jlexibles, donnent pendant quelques instants aux chairs faites pour onduler dans les eaux la dureté verticale des armures. Puis ils retombent et meurent, ayant expiré debout et face au ciel. D'autres, réunissant toutes les forces de leur corps, les bandant dans une dernière volonté, s'élancent au-dessus des eaux, dans le soleil, entiers, luisants, la gueule ouverte comme un magnifique défi. Dans l'entremêlement des cadavres, les agonisants mordent encore le fer des harpons et le bois des rames. L'air s'obscurcit d'un brouillard de sang. Et quand le halètement marin de cet énorme travail s'apaise, un dernier soldat vénérable crie encore vers le large, ses longues moustaches de poix retombant sur son épaisse poitrine il appelle vers l'injustice divine puis il s’écroule noblement comme une tour.
Nous venons d'assister à la mort des héros.
C’est un simple débat avec la mort. Il n’y en a pas d’autre. Vu de haut, nous pourrons en tirer toutes les images que nous voudrons. On peut faire de ça une chanson de Roland avec la plus grande facilité. La vérité est ailleurs. La vérité est dans les très petits sentiments. Au milieu de ce glorieux tumulte, la vérité est dans de petites choses sales et basses. Vous ne tarderez pas à comprendre que ces petites choses matérielles sales et basses ont beaucoup plus d’importance pour vous que tout l’esprit supérieur du combat. Brusquement au milieu d’une bataille qui semblait se dérouler pour des besoins spirituels légitimes, vous sentez qu’en réalité on vous a illégalement imposé un simple débat entre vous-même et la douleur, vous-même et la nécessité de vivre, vous-même et le désir de vivre, que tout est là ; que si, simplement vous mourez, il n’y a plus ni bataille, ni patrie, ni droit, ni raison, ni victoire, ni défaite et qu’ainsi on vous fait tout simplement vous efforcer douloureusement vers le néant. Il n’y a pas d’épopée si glorieuse soit-elle qui puisse faire passer le respect de sa gloire avant les nécessités d’un tube digestif. Celui qui construit l’épopée avec la souffrance de son corps sait que dans ces moments dits de gloire, en vérité, la bassesse occupe le ciel.
Sous le fer de Verdun les soldats tiennent. Pour un endroit que je connais nous tenons parce que les gendarmes nous empêchent de partir. On en a placé des postes jusqu’en pleine bataille, dans les tranchées de soutien, au-dessus du tunnel de Tavannes. Si on veut sortir de là il faut un ticket de sortie. Idiot mais exact ; non pas idiot, terrible. Au début de la bataille, quand quelques corvées de soupe réussissent encore à passer entre les barrages d’artillerie, arrivées là, elles doivent se fouiller les cartouchières et montrer aux gendarmes le ticket signé du capitaine. L’héroïsme du communiqué officiel, il faut ici qu’on le contrôle soigneusement. Nous pouvons bien dire que si nous restons sur ce champ de bataille, c’est qu’on nous empêche soigneusement de nous en échapper. Enfin, nous y sommes, nous y restons ; alors nous nous battons ? Nous donnons l’impression de farouches attaquants ; en réalité nous fuyons de tous les côtés. Nous sommes entre la batterie de l’hôpital, petit fortin, et le fort de Vaux, qu’il nous faut reconquérir. Cela dure depuis dix jours. Tous les jours, à la batterie de l’hôpital, entre deux rangées de sacs à terre, on exécute sans jugement au revolver ceux qu’on appelle les déserteurs sur place. On ne peut pas sortir du champ de bataille, alors maintenant on s’y cache. On creuse un trou, on s’enterre, on reste là. Si on vous trouve on vous traîne à la batterie, et entre deux rangées de sacs à terre on vous fait sauter la cervelle. Bientôt il va falloir faire accompagner chaque homme par un gendarme. Le général dit « ils tiennent ». À Paris est un historien qui s’apprête à conjuguer à tous les temps et à toutes les personnes (compris la sienne) le verbe « tenir à Verdun ». Ils tiennent, mais, moi général, je ne me hasarderais pas à supprimer les gendarmes ni à conseiller l’indulgence e à ce colonel du 52e d’infanterie qui est à la batterie de l’hôpital. Cela dure depuis quinze jours. Depuis huit jours les corvées de soupe ne reviennent plus. Elles partent le soir à la nuit noire et c’est fini, elles se fondent comme du sucre dans du café. Pas un homme n’est retourné. Ils ont tous été tués, absolument tous, chaque fois, tous les jours sans aucune exception. On n’y va plus. On a faim. On a soif. On voit là-bas un mort couché par terre, pourri et plein de mouches mais encore ceinturé de bidons et de boules de pain passées dans un fil de fer. On attend que le bombardement se calme. On rampe jusqu’à lui. On détache de son corps les boules de pain. On prend les bidons pleins. D’autres bidons ont été troués par les balles. Le pain est mou. Il faut seulement couper le morceau qui touchait le corps. Voilà ce qu’on fait tout le jour. Cela dure depuis vingt-cinq jours. Depuis longtemps il n’y a plus de ces cadavres garde-manger. On mange n’importe quoi. Je mâche une courroie de bidon. Vers le soir, un copain est arrivé avec un rat. Une fois écorché, la chair est blanche comme du papier. Mais, avec mon morceau à la main j’attends malgré tout la nuit noire avant de manger. On a une occasion pour demain : une mitrailleuse qui arrivait tout à l’heure en renfort a été écrabouillée avec ses quatre servants à vingt mètres en arrière de nous. Tout à l’heure on ira chercher les musettes de ces quatre hommes. Ils arrivaient de la batterie. Ils doivent avoir emporté à manger pour eux. Mais il ne faudrait pas que ceux qui sont à notre droite y aillent avant nous. Ils doivent guetter aussi de dedans leur trou. Nous guettons. L’important c’est que les quatre soient morts. Ils le sont. Tant mieux. Cela dure depuis trente jours. C’est la grande bataille de Verdun. Le monde entier a les yeux fixés sur nous. Nous avons de terribles soucis. Vaincre ? résister ? tenir ? faire notre devoir ? Non. Faire nos besoins. Dehors, c’est un déluge de fer. C’est très simple : il tombe un obus de chaque calibre par minute et par mètre carré. Nous sommes neuf survivants dans un trou. Ce n’est pas un abri, mais les quarante centimètres de terre et de rondins sur notre tête sont devant nos yeux une sorte de visière contre l’horreur. Plus rien au monde ne nous fera sortir de là. Mais ce que nous avons mangé, ce que nous mangeons se réveille plusieurs fois par jour dans notre ventre. Il faut que nous fassions nos besoins. Le premier de nous que ça a pris est sorti ; depuis deux jours il est là, à trois mètres devant nous, mort déculotté. Nous faisons dans du papier et nous le jetons là-devant. Nous avons fait dans de vieilles lettres que nous gardions. Nous sommes neuf dans un espace où normalement on pourrait tenir à peine trois serrés. Nous sommes un peu plus serrés. Nos jambes et nos bras sont emmêlés. Quand un veut seulement plier son genou nous sommes tous obligés de faire les gestes qui le lui permettront. La terre de notre abri tremble autour de nous sans cesse. Sans cesse les graviers, la poussière et les éclats soufflent dans ce côté qui est ouvert vers le dehors. Celui qui est près de cette sorte de porte a le visage et les mains écorchés de mille petites égratignures. Nous n’entendons plus à la longue les éclatements des obus ; nous n’entendons que le coup de masse d’arrivée. C’est un martellement ininterrompu. Il y a cinq jours que nous sommes là-dedans sans bouger. Nous n’avons plus de papier ni les uns ni les autres. Nous faisons dans nos musettes et nous les jetons dehors. Il faut démêler ses bras des autres bras, et se déculotter, et faire dans une musette qui est appuyée sur le ventre d’un copain. Quand on a fini on passe la saleté à celui de devant, qui la passe à l’autre qui la jette dehors. Septième jour. La bataille de Verdun continue. De plus en plus héros. Nous ne sortons toujours pas de notre trou. Nous ne sommes plus que huit. Celui qui était devant la porte a été tué par un gros éclat qui est arrivé en plein dedans, lui a coupé la gorge et l’a saigné. Nous avons essayé de boucher la porte avec son corps. Nous avons bien fait. Une sorte de tir rasant qui s’est spécialisé depuis quelques heures sur ce morceau du secteur fait pleuvoir sur nous des éclats de recul. Nous les entendons frapper dans le corps qui bouche la porte. Malgré qu’il ait été saigné comme un porc avec la carotide ouverte, il saigne encore à chacune de ces blessures qu’il reçoit après sa mort. J’ai oublié de dire que depuis plus de dix jours aucun de nous n’a de fusil, ni de cartouches, ni de couteau, ni de baïonnette. Mais nous avons de plus en plus ce terrible besoin qui ne cesse pas, qui nous déchire. Surtout depuis que nous avons essayé d’avaler de petites boulettes de terre pour calmer la faim, et aussi parce que cette nuit il a plu et, comme nous n’avions pas bu depuis quatre jours, nous avons léché l’eau de la pluie qui ruisselait à travers les rondins et aussi celle qui venait de dehors et qui coulait chez nous par-dessous le cadavre qui bouche la porte. Nous faisons dans notre main. C’est une dysenterie qui coule entre nos doigts. On ne peut même pas arriver à jeter ça dehors. Ceux qui sont au fond essuient leurs mains dans la terre à côté d’eux. Les trois qui sont près de la porte s’essuient dans les vêtements du mort. C’est de cette façon que nous nous apercevons que nous faisons du sang. Du sang épais mais absolument vermeil. Beau. Celui-là a cru que c’était le mort sur lequel il s’essuyait qui saignait. Mais la beauté du sang l’a fait réfléchir. Il y a maintenant quatre jours que ce cadavre bouche la porte et nous sommes le 9 août, et nous voyons bien qu’il se pourrit. Celui-là avait fait dans sa main droite ; il a passé sa main gauche à son derrière ; il l’a tirée pleine de ce sang frais. Dans le courant de ce jour-là nous nous apercevons tous à tour de rôle que nous faisons du sang. Alors, nous faisons carrément sur place, là, sous nous. J’ai dit que nous n’avons plus d’armes depuis longtemps ; mais, nous avons tous notre quart passé dans une courroie de notre équipement car nous sommes à tous moments dévorés par une soif de feu, et, de temps en temps, nous buvons notre urine. C’est l’admirable bataille de Verdun.
Deux ans plus tard, au Chemin des Dames, nous nous révolterons (à ce moment-là je survivais seul de ces huit derniers) pour de semblables ignominies. Pas du tout pour de grands motifs, pas du tout contre la guerre, pas du tout pour donner la paix à la terre, pas du tout pour de grands mots d’ordre, simplement parce que nous en avons assez de faire dans notre main et de boire notre urine. Simplement parce qu’au fond de l’armée, l’individu a touché l’immonde.
Quatre bataillons se révoltent, officiers compris. Nous sommes dans une forêt. On décide à moitié de marcher sur Paris, ou tout au moins d’aller à Paris ; il y a en bas dans la vallée une ligne de chemin de fer et une gare où l’on voit fumer un dépôt de locomotive. Cette gare appartient à un bataillon révolté. Il faut aller à Paris. Pour quoi faire ? Rien. Ce n’est pas une révolte contre quelqu’un, c’est une révolte contre l’ignoble ; ce n’est pas une révolte pour une idée, c’est une révolte pour le noble, c’est-à-dire ici le naturel et la vie. C’est la vie qui se révolte ; et non, on n’ira pas à Paris puisque le sort a voulu que cette révolte se fasse dans une forêt. Nous restons dans la forêt. Quatre bataillons, officiers compris, vivent pendant deux jours sous les feuillages. Nous ne sommes pas allés à Paris parce que nous avons trouvé tout de suite dans la forêt ce qui nous manquait ; ce pourquoi nous nous étions révoltés, ce que nous avions tous très naturellement préféré à notre soi-disant devoir ; ce pourquoi nous avions refusé de monter en ligne : la forêt, la vie, l’arbre, l’herbe, l’ombre. Contre la vérité de cette extraordinaire patrie, ni commandements, ni consignes philosophiques ne peuvent à la longue continuer d’ordonner et d’asservir. Encore un mot sur cette révolte de 1917. Les professeurs de révolte la considèrent comme avortée. En effet, on nous cerne avec des tirailleurs sénégalais pendant la nuit, on nous arrête au matin ; on nous compte à deux heures de l’après-midi ; on fusille sans jugement trois cents hommes pris au hasard le lendemain à six heures du matin. Pourquoi trois cents ? Parce qu’on ne peut pas nous fusiller tous. Pourquoi ne peut-on pas nous fusiller tous ? Parce que devant le nombre, l’inconscience du haut commandement devient presque conscience ; non, l’inconscience c’est-à-dire la sécurité du haut commandement devient peur. Personne ne veut prendre la responsabilité de faire fusiller trois mille hommes à la fois. Pourtant, c’est peu, trois mille. Le même qui n’ose prendre cette responsabilité prend facilement celle de faire tuer dix mille hommes pour reconquérir le point X des Éparges. Pourtant, jamais la prérogative de l’idée de patrie, de devoir, de courage à forme militaire, n’a été si violemment attaquée de front. Et, nous sommes devant l’ennemi ; et il y a bien refus d’obéissance ; et il y a bien l’article du code de justice militaire qui nous condamne tous à mort. Pourquoi ne sommes-nous pas tous exécutés ? Parce que l’on n’ose pas. Parce que nous sommes trois mille. Rien qu’au point de vue matériel, l’exécution de trois mille hommes pose de graves problèmes. Si l’on suit la loi (et contre des rebelles il est de très grande importance de suivre la loi) il faut au moins un millier de pelotons d’exécution. Il faut donc douze mille hommes. Douze mille hommes sûrs. Il faut être assuré que l’exemple des trois mille ne trouvera aucune sympathie chez les douze mille. Il faut donc trouver des sortes de tâcherons de l’exécution. (Sans compter que le fait de cette armée qui se dévore va brusquement approcher les hommes de la sévère pureté du pacifisme.) Il faut des terrains pour exécuter et malheureusement, comme on peut dire, cela va « tenir du large ». Le banal même devient terrible. Plus cette exécution « tiendra du large » moins il sera facile de l’oublier, plus (disons le mot) elle sera « grande ». C’est très embêtant les grandes choses ; elles sont placées dans le passé, on les voit de loin, on reste des siècles avant de les perdre de vue et parfois elles partagent le vent, comme des montagnes, et le bouleversent de fond en comble, le font souffler contre son lit.
Ce sont des points de naissance, des sources, des greniers à semence, des silos où de magiques et sombres récoltes sont entassées, prêtes à alimenter dans l’ombre les foules et leur silencieux appétit. Le terrain sur lequel on aura, en une seule fois, fait mille exécutions capitales de trois mille hommes chacune, non. Le cimetière où l’on aura enterré trois mille fusillés, non. La fosse, non. Pas même la fosse ; une fosse de trois mille condamnés à mort rayonne d’une pauvreté franciscaine bien plus dangereuse encore que le cimetière.
Non, de quelque côté qu’on se tourne, ces trois mille morts vont nous cerner. La vie des morts est éternelle, la punition qu’on va infliger, c’est finalement nous qu’elle va punir. Un général, que son alimentation ordinaire de feuilles de chêne dorées a rendu fou, proposera de nous tuer tous en tas à la mitrailleuse. Mais rien n’est plus maladroit que de ne pas se servir de la loi contre des rebelles. Poincaré le lui fait durement sentir. C’est un légiste et il sait que seule la loi lui donne un semblant de raison. Il faut appliquer la loi. Il faut suivant la loi douze hommes pour fusiller et jamais les suppliciés ne peuvent être plus de trois à la fois en face des fusils. La loi, mon général. À trois par peloton, cela vous fait cent pelotons. On peut cacher cent pelotons. On peut les disperser sur la terre. J’ai douze cents gendarmes entre Reims et Soissons : voilà déjà le compte, car moi, chef de l’État, qui n’ai pas mangé de feuilles de chêne, je vois clairement ce que vous ne voyez pas non plus : qu’on ne peut pas cette fois employer à cette besogne des soldats qui ne sont pas des soldats de métier. Ah! oui, c’est vrai, il nous faut ici de vrais soldats, des soldats de métier, des soldats payés pour faire leur métier. Les gendarmes viendront par douze en camionnette prendre livraison de leurs trois condamnés. Vous avez bien des gendarmes qui savent conduire les autos. Je ne veux ni conducteur, ni train, ni rien que des gendarmes. Lieu du supplice, à leur gré, n’importe où. Défense de le révéler. Enterrer sur place, sous les buissons le plus souvent possible. Faites disparaître, voilà le mot. Voilà la consigne. L’ordre ! Je suis en train de me demander même si vous ne signalerez pas la chose aux familles avec le mot « disparu ». Vous dites que ce mot est trop honorable ? Trop champ d’honneur, pour désigner la mort qu’ils vont avoir ? Oui, mais tant pis. En effet, ils n’auront pas la honte posthume, et c’est regrettable. Très regrettable, mais ce n’est que regrettable, tandis que signaler ostensiblement je dis même dédaigneusement la chose aux familles, comme nous faisons d’habitude, et je suis de votre avis, mon général, comme on doit faire si nous voulons nous garder à nous autres des mains pleines de discipline, je dis que parler officiellement de fusillade serait maintenant maladroit, pire, serait très dangereux. Je dis maintenant, entendez-moi bien. Non, faites disparaître. Donnez par exemple aux cent pelotons l’espace qui va de Berry-au-Bac jusqu’au fort de la Pompelle y compris tout l’intérieur des terres, loin des villages bien entendu. C’est là qu’ils devront disparaître, que toutes les camionnettes soient rentrées dans leurs quartiers à midi au plus tard. Et choisissez-moi les suppliciés au hasard. Qu’il n’y ait aucune raison pour que ce soit celui-là plutôt que tel autre. Il y aura ainsi dans ce hasard une sorte de, comment dirai-je, mon général, de manière divine. Cela frappera les imaginations. Ceux qui vont échapper se souviendront.
Oui.
Mais il ne s’agit pas de souvenir sentimental.
Si la mort qu’on inflige ici est destinée à supprimer les éléments du mal, il faut fusiller les trois mille hommes jusqu’au dernier, sans en laisser échapper un seul. Ce dernier qui échappe pourrait servir de graine et ensemencer de nouvelles révoltes. Il ne peut être question de familles éplorées ou de dissimuler quoi que ce soit : philosophiquement, logiquement, légalement, moralement, la guerre, cette guerre est nécessaire, c’est la guerre du droit et de la liberté ; elle est naturelle, elle va sauver les générations futures ; donc, rien ne doit empêcher de supprimer radicalement ce refus d’obéissance, cette maladie de la guerre (ici l’image habituelle de la maison et de l’assassin). Vous êtes dans votre maison, des assassins arrivent, vous les tuez tous, Bravo. Vous n’allez pas exprès en laisser pour graine ? Et si la société arrête des assassins, elle les condamne à mort, non pas pour s’en venger, la société ne se venge pas, pour se protéger ; elle se protège, elle supprime le mal. La guerre est nécessaire à l’existence de cette nation, absolument nécessaire, vitale. Ces trois mille hommes qui menacent de tuer la guerre sont donc des assassins. Il faut s’en protéger. Non, impossible. Et quand je dis impossible, c’est exactement le mot, car il y a ici un fait précis ; c’est Poincaré qui n’a pu fusiller trois mille hommes ; personne au monde ne pourra supposer un seul instant que c’est par pitié puisque c’est Poincaré ; donc, si Poincaré ne l’a pas fait c’est que forcément c’était impossible. Alors, tout d’un coup, brusquement, quelle force dans ces trois mille hommes ! Oui, d’abord, mais, attendez, souvenons-nous calmement. On ne fusille pas les trois mille ; on ne fusille que trois cents parmi eux ; et non pas les meneurs : il n’y en a pas ; non pas les responsables : ils ne sont pas là sur le terrain de la décision, ils sont dans les états-majors. Trois cents hommes pris au hasard. Il ne s’agit donc plus de supprimer le mal puisqu’on n’en supprime qu’un deuxième. C’est donc une vengeance. Non, dit Poincaré, disent les généraux, non, la société ne se venge pas, c’est un exemple. Nous faisons un exemple. Nous vous faisons voir clairement ce qui vous attend si vous refusez de nous obéir, si vous détruisez cet édifice de la guerre que nous nous construisons, voilà ce qui vous attend ; regardez : on vous bande les yeux, on vous attache à un poteau et on vous tire douze coups de fusil dans le corps. Et voilà : à bon entendeur, salut. Et, en effet, les entendeurs saluent. Je le sais, j’en suis, nous saluons et nous rentrons dans les cantonnements, verts de peur.
Et encore, nous n’avons pas vu les exécutions puisqu’elles vont être discrètes et cachées, mais nous avons vu la main qui choisit de se promener négligemment devant notre poitrine et il aurait suffi d’une simple petite crispation organique dans le bras de l’adjudant pour qu’elle s’arrête devant nous et qu’on nous dise « sortez », et nous avons vu partir le contingent des trois cents copains encadrés de tirailleurs sénégalais, baïonnette au canon. Nous savons ce que cela veut dire. Nous pouvons facilement imaginer la suite, nous l’avons tant de fois vue à pleins yeux ! Nous la voyons, nous l’entendons.
La nuit tombe. La deuxième nuit après notre révolte nous nous couchons dans la paille. Dehors, au fond du silence, loin, nous entendons hurler. C’est loin, mais ce sont des hommes qui hurlent. Nous écoutons, haletants. Quelqu’un se cure la gorge et dit, d’une voix qui reste enrouée : vous en faites pas les potes, c’est les artilleurs qui se sont saoulé la gueule. À l’aube, dehors, c’est un très grand silence. Et quand on est revenu nous commander, nous nous sommes tous dressés à la fois pour obéir, comme un seul homme. Poincaré avait raison. Les journaux de toute la nation disent que le guerrier maison n’a peur de rien ; les poètes officiels écoutent le fond de tous les âges pour y entendre le bruit des héros légendaires auxquels on va nous comparer. Achille est déjà trop petit ; les demi-dieux nous arrivent à la ceinture. La patrie est défendue par une armée de dieux géants ; les journaux sont pleins de miracles qui ont déchaîné le plus formidable des héros dans un serrurier de Romorantin, un paysan du Queyras, un marin de Marseille, n’importe qui ; il y a de la grandeur d’âme partout ; les morts même ne sont pas morts, les nôtres naturellement, car, ceux du camp adverse ah ! là là, en les touchant ils meurent, en les regardant ils meurent, et une fois morts, ils sont plus morts que de vrais morts ; ceux du camp adverse, ils sont déjà morts étant vivants ; mais les nôtres, ils sont toujours vivants étant morts : debout les morts ! Et ils se dressent. Courage admirable ! Le guerrier est la plus haute personnification de la nation. Oui, nous n’étions pas de doux enfants de chœur en effet ; nous « avions fait » Les Éparges, Verdun, la prise de Noyon, le siège de Saint-Quentin, la Somme avec les Anglais, c’est-à-dire sans les Anglais, et la boucherie en plein soleil des attaques Nivelle au Chemin des Dames. Dieux magiques ! Il devait être extrêmement facile d’écrire sur nous des pages divines ; nous étions vraiment un très beau sujet. Des Siegfrieds, le vent de la bataille faisant flotter nos cheveux ; des preux ; l’âme des grands chevaliers, les protecteurs de la veuve et de l’orphelin ; des saints : des saints de vitrail ! Plus ! Plus ! Les jeunes hommes veulent tous être des saints. J’avais vingt-deux ans. Aucun homme ne pourra vivre sa jeunesse s'il ne se croit pas le plus grand et le plus généreux des hommes. Nous étions devenus des chiens couchants. J'avais vingt-deux ans. Perdue ma croyance en moi, perdue ma grandeur. Être obligé de se dire « des artilleurs se sont saoulés la gueule» et savoir que ce ne sont pas des artilleurs saouls qui hurlent dans la nuit, là-bas loin, mais des copains qui m'appellent pour que j'aille les délivrer. Peur. Le guerrier a peur. J'ai vingt-deux ans et j'ai peur. J'ai peur d’un poteau, d'une corde et d'un bandeau pour les yeux. Impossible de continuer à me jouer la comédie de la jeunesse. D'un seul coup je suis devenu un vieil esclave qui ne peut même plus se raconter des contes à lui-même. Beaucoup de jeunes hommes de 1939 me disent qu'ils sont désespérés ; ils ne savent pas ce que c'est qu'être désespéré ; c'est ça être désespéré. C'est avoir perdu toute qualité de contenir l'espoir. C’est ne plus mériter l'espoir comme le sable ne mérite pas l'eau et la perd à travers lui-même. A vingt-deux ans ! Et celui qui parla pour mentir lâchement contre nous et contre les suppliciés, là-bas (je dis lâchement, sans l'accuser, mais pour le plaindre) celui-là avait aussi dans les vingt-deux, vingt-trois ans et les autres qui, lorsqu’il eut parlé retombèrent dans la paille, se bouchant désormais les oreilles à tout avaient aussi dans les vingt-deux, vingt-six, vingt-sept ans, mettons trente. Un poteau, une corde, et un bandeau pour les yeux : les éléments de la terreur du guerrier sont simples.
Personne ne saura jamais mieux que moi la nécessité de l'aventure pour la jeunesse ; et pour l'homme. C'est un énorme besoin vital ; et c'est pour l'avoir oublié que l’homme moderne perd si violemment sa jeunesse. Il est aujourd'hui attaché à la vie comme à une table d'opération. L'aventure de la vie, il ne la vit plus : il la subit, endormi. Il n'a plus que les mouvements et les gémissements de celui qui a perdu conscience. Le goût de la liberté et des espaces s'il l'a toujours dans sa bouche et dans ses poumons, c'est que ce goût ne peut mourir qu'avec la mort : mais, il n'y a plus de réponses dans ses muscles et dans ses nerfs ; il est allongé endormi dans son esclavage, et quand il s'imagine partir, c’est un fantôme de fumée qui s'en va à sa place ; lui, son corps divin, son sang, son cœur capable d'aimer sont enchaînés à la table, sous les mains sanglantes du chirurgien. C'est pourquoi les jeunes hommes acceptent encore la guerre. Il faut se sauver à tout prix de la chirurgie politique. C’est le besoin, éperdu de l'âme et c'est pourquoi, parmi les garçons aux yeux farouchement bleus la guerre marche comme un rêve acceptable. Ils se paient peut-être de mots patriotiques, mais en réalité ils ne regardent pas l'épée que la guerre porte dans sa main droite, mais sa main gauche qui secoue des poignées de roules libres et vertes ; ils ne frémissent pas aux sifflements des serpents de ses tempes, mais ils s'extasient aux grondements profonds des vents qui gonflent les voiles de ses cheveux.
L’aventure !
Mais l’aventure de la paix est plus grande que l’aventure de la guerre. Il faut plus de virilité pour faire un enfant que pour tuer un homme.
L’aventure, c’est l’emploi de la force mâle, ils le savent, ceux qui ont inventé la virilité de l’arme. Mais, se croire viril parce qu’on porte une arme est un aveu d’impuissance. Il n’y a de virilité qu’en soi-même ; essayer de ta trouver hors de soi-même c’est avouer qu’on n'en a pas. Et il faut bien ne pas en avoir pour faire la guerre. La guerre est l'entreprise humaine qui a le moins besoin de virilité. Elle est basée sur l’obéissance passive, absolue et infinie, aux ordres et aux contre-ordres des chefs. Elle ne peut s’exercer que si ceux qui la font abdiquent leur conscience, leur liberté, leur libre-arbilre entre les mains de ceux qui la font faire. Elle ne peut continuer et se parfaire que si ceux qui la font sont assez lâches et assez veules pour être terrorisés par an poteau, une corde et un bandeau pour les yeux. Ces gens, parmi lesquels on taille, on frappe pour faire des exemples, ce parc d’hommes à qui l’on dit : et maintenant, allez-vous obéir? Celte obéissance imposée par des châtiments, est-ce que tout cela s’adresse à la virilité? La guerre est toujours conçue, préparée et déclenchée par des vieillards, des financiers et des politiciens, c’est-à-dire précisément par des hommes qui regrettent leur virilité perdue. Tous les autres motifs soi-disant nobles donnés à la guerre sont accessoires. Le vrai motif c’est jouir. Jouir d’une puissance de commandement, de domination totale, sans contrôle, allant jusqu’à l’absurde jouissance terrible du vieillard qui a perdu ses forces et qui peut manier toutes les forces de la nation et qui les a à son service sous lui ; jouir du jeu de finance, puissance du standing, écraser, vaincre ; et si tant est que l’on puisse employer le mot « honorable » pour des politiques, pour les politiques les plus honorables, jouir de l’idée maîtresse. En quoi cela regarde-t-il la jeunesse? Quel est l’enjeu qu’elle espère tirer du jeu? Aucun. Elle n’est pas financière pour un sou et, si elle a été politique, elle a reniflé désormais dans ces chemins trop d’odeurs d’abattoir pour ne pas lui préférer des routes qui aboutissent ailleurs. Mais, elle est fraîche et forte ; sa fraîcheur embellit les choses les plus laides et sa force, elle a trop de confiance en elle pour ne pas, insolemment, l’affronter à n’importe quoi. Certes, il n’est pas possible qu’on lui cache l’aventure de la paix ; sa virilité naturelle la lui ferait découvrir au fond même, des plus noirs orages ; non, on ne la lui cache pas ; on l’éloigne d’elle seulement ; on la lui fait désirer ; on la fait servir d’appâts ; elle brille au delà des épreuves à subir d’abord. Aimer ; vivre, oui, bien sûr, mais après ; d’abord la guerre. Etre libre, être jeune, être noble, être fort, oui, bien sûr, mais après ; d’abord la guerre. Vous ne pourrez être librement jeune et librement homme qu’après la guerre. La sujétion dans laquelle vous êtes maintenant (et qui n’est que la préparation à la guerre, la recherche de la guerre, la construction de la guerre, l’effort des impuissants qui veulent posséder) la sujétion dans laquelle vous êtes, la guerre vous en délivrera. La guerre protège la paix, construit la paix, construit votre liberté, construit votre jeunesse. Courir l’aventure de la guerre c’est préparer l’aventure de la paix. Tout vous attend au delà.
Rien ne vous attend au delà. Il n’y a rien au delà. Vous allez tout simplement servir. La guerre ne protège que la guerre. La guerre ne crée que la guerre. La vérité est extrêmement simple. Le désarroi des esprits se mesure à la nécessité de redire les vérités les plus simples. La guerre est tout simplement le contraire de la paix. C’est la destruction de la paix. Une destruction ne protège ni ne construit ce quelle détruit. Vous défendez votre liberté par la guerre. La guerre est immédiatement la perte totale de votre liberté. Comment la perte totale de la liberté peut-elle protéger la liberté? Vous voulez rester libre et il faut immédiatement vous soumettre, l’absolu de votre victoire étant en rapport direct avec l’absolu de votre soumission. Vous me dites soumission momentanée jusqu’à la victoire. Méfiez-vous des mots : la victoire, de qui? De vous qui défilerez au pas dans les rangs et ferez « tête droite » et présenterez l’arme jusque sous les arcs de triomphe? Non, victoire de ceux à qui vous présenterez les armes et que vous saluerez au commandement de « tête droite » ; vous avez défendu votre liberté par la guerre ; vous avez gagné la guerre de la liberté et vous êtes dans la soumission la plus totale. Vous me dites momentané, mais qui fera cesser ce momentané? Pas vous puisque vous n’êtes plus libre. Le bon vouloir de vos chefs? Vous convenez donc que votre liberté est sujette de vos chefs. Et si elle est sujette vous ne l’avez donc pas défendue et vous êtes tombé dans le danger que vous vouliez éviter. Donc la guerre ne peut pas défendre la liberté. Elle ne peut rien défendre qu’elle-même. Et quand elle vous présente le poteau, la corde et le bandeau pour les yeux, elle se défend elle-même, seule.
Au matin de toutes les mobilisations générales, les guerres qu’on présente sont toujours raisonnables. Ceux qui refusent alors de la faire ont l’air de refuser la marche en avant. Ils refusent seuls de reculer. Car, se servir de la guerre pour s’enrichir d’empires ou de richesses spirituelles c’est devenir plus pauvre de tout. Se servir de la guerre pour se défendre contre une philosophie de la vie c’est adopter cette philosophie car si elle est devenue à ce point dangereuse que vous n’ayez plus contre elle que le recours à la guerre, c’est en adoptant sa forme même que vous pourrez lui imposer à elle-même les dangers que sa forme vous impose. Se défendre du fascime par la guerre c’est le créer. Défendre ses libertés par la guerre, c’est les abolir. Faut-il encore le prouver dans ce pays qui, sous le prétexte de se préparer à une guerre pour défendre ses libertés, les restreint chaque jour et les perd les unes après les autres. La guerre, la préparation même à la guerre est un travail d’impuissants. Ce que vous voulez protéger, vous le perdez d’abord tout de suite ; vous ferez la guerre par surcroît, pour rien. Toutes les guerres ont été faites pour rien.
De quel au delà de la guerre ont-ils l'audace de vous parler? Des verts pâturages de la vie? ils ne seront jamais plus verts qu’ils ne sont devant votre jeunesse, vos nerfs sains, votre sang non encore encharbonné de souffrances physiques et morales, votre cœur encore fier. Il n’y a plus rien après les guerres, pour vous, si vous les traversez. Si vous en traversez une, on vous en présentera une autre, et ainsi de suite. Après le violent déséquilibre de la guerre ; comment pouvez-vous imaginer et attendre l'équilibre? Le monde n’existe qu’à la mesure de ce que vous êtes capable de comprendre de lui. Aurez-vous, par la guerre, fait une expérience naturelle qui agrandira votre compréhension du monde? Non, vous aurez, au contraire, martyrisé votre appareil sensuel, diminué vos chances de comprendre, et, dans cet au delà qu’on vous promet, seriez-vous même individuellement propriétaire de tout l’ensemble des empires que vous aurez gagnés ou protégés, que vous ne seriez plus capables d’en goûter la moindre richesse. Rien ne vous attend au delà de la guerre que la continuation des souffrances, des misères et de l’ignoble pauvreté d’âmes et de corps que vous avez acceptées avec la guerre.
Le jeu qu’on joue avec vous est cependant assez bas. Comment n’en voyez-vous pas la laideur et la ruse? Comment ne voyez-vous pas ces vieillards grisâtres et gras, aux voix blanches, vous parler le langage de l’héroïsme avec des lèvres veules et des cervelles fatiguées ? Ne sentez-vous pas qu’ils insultent à la grandeur de la vie? Pauvres jeunes hommes sans virilité, pauvres hommes sans virilité, comment vous laissez-vous prendre au ronflement des phrases qui ont déjà tué des millions de vos semblables?
« Magnifiquement solidaires les uns des autres, unis jusqu’à la mort dans l'accomplissement de leur devoir. Ils sont morts au service de l’idéal avec la simplicité des héros »!
Qu’est-ce que vous en savez, Monsieur le Ministre? Leur mort est arrivée sur eux tellement loin de vous. Vous parlez par habitude avec des mots creux qui ne signifient rien, sans pitié, sans grandeur, sans responsabilité, sans bon sens, sans raison et même sans génie : vous vous servez des mêmes mots, des mots qui ont servi mille fois déjà, des mots qui ont déjà tué, des mots usés comme les manches de couteau quand le boucher cède son fonds de commerce. Le même jour où le journal publiait en première page cette phrase officielle, il imprimait à côté, en caractères plus petits, une nouvelle fort intéressante où se trouvait le même inconscience égoïste. Ceci éclairait cela. On y parlait aussi avec virilité et bonne humeur du drame d’un autre. C’était intitulé : » Un chien donne son sang pour sauver ses frères » et ça disait : « La merveilleuse bête se prête chaque fois avec la même docilité à l'opération qui se fait sans douleur par prise directe dans la veine jugulaire. On dirait qu’il comprend les services qu’on lui demande, et c’est touchant de voir la patience et la douceur qu’il montre dans ce cas. » Se prête docilement. Qu’en savez-vous? Sans douleur. Qu’en savez-vous? La patience et la douceur de ce chien enchaîné, qu’en savez-vous? Solidaires les uns des autres, qu’en savez-vous? la simplicité, des héros, qu’en savez-vous?
Vous n’en savez rien, mais le jeu se joue sur l’éternelle faiblesse, l'éternel manque de virilité des guerriers. Vous savez que personne ne vous reprochera jamais de mentir honteusement en rapportant la pensée de ces hommes comme si vous étiez à la place de ces pensées. Vous les avez réduits à un si total esclavage que, d’eux, tout vous appartient. Vous leur enlevez leur propre langage ; vous avez seul le droit de parler à leur place, et, pour qu’on ne se méprenne pas sur l’absolu de ce droit, vous avez officiellement décidé une fois pour toutes des termes à employer dans ce cas. Il n’y a même pas à varier l’éloquence : un peu de gravité dans la voix, un peu de tourment — mais viril — sur le visage, l’œil fixé sur l’avenir, vous parlez du service de l’idéal et de la simplicité des héros. Et c’est valable pour tout ; ce sont les mots en service pour les esclaves en service : que l’aviateur soit carbonisé dans sa carlingue et qu’on le voie se débattre comme un phénix dans les hautes flammes de l’essence, que les marins soient engloutis aux gouffres de la mer, obscurément empaquetés tous ensemble dans un fuseau d’acier comme des sardines dans leur boîte, c’est l’idéal et c’est la simplicité. C’est le magnifiquement solidaire ; mais l’aviateur est attaché pur dix sangles de cuir au centre fulgurant de son brasier. C’est la merveilleuse bête dont la douceur et la patience sont si touchantes quand il offre sa veine jugulaire pour ce que — débarrassé d'hypocrisie — vous pourriez bien appeler une fois pour toutes : une prise directe de sang.
J'aime cette image du chien, sanglé, sur la table d'opération. La guerre n'est jamais voulue par les peuples ; elle est toujours subie. Il n'y a pas de peuples guerriers : il n'y a que des gouvernements guerriers. Et c'est la preuve de l’artificiel de la guerre que seuls des hommes artificiels, aux besoins artificiels, sont capables de la préparer et de la faire ensuite accepter par les peuples. Faites le compte dans les gouvernements modernes en présence (je parle du gouvernement officiel et en même temps des dessous de rouages de toute la machine, jusqu'à l'huile de graissage) examinez tous ces hommes en présence. Y en a-t-il un seul de ceux-là qui, actuellement, sache ce que c'est que vivre? Y a-t-il un seul de ces hommes qui ait vos soucis, oui, les vôtres, humblement les vôtres, des soucis d'hommes naturels. Y a-t-il un seul de ces hommes maîtres de la guerre et de la paix qui puisse connaître sensuellement en lui-même ce que vous donne la paix et ce que va vous enlever la guerre, oui, ce qu'elle va vous enlever à vous, ce qu’elle va détruire en vous, ce que vous allez y perdre, vous, humble, vous, un simple homme de la terre, un simple habitant de ce globe, un homme naturel? Non, aucun des ces hommes de gouvernements ne peut le savoir. Ils sont sujets d'obligations artificielles. D'ailleurs, la guerre ils ne la font pas : ils la font faire. Ils sont les chirurgiens ; ils opèrent et ils rédigent les communiqués. Depuis le premier qui dit : « Cette merveilleuse bête se prête chaque fois avec la même docilité à l'opération » jusqu'au dernier qui annonce triomphalement : « j'ai réussi » en passant par celui très bref qui aura dit auparavant : « La merveilleuse bête est morte. »
Ah! quel besoin de pureté ! Plus violente encore que la vie : la pureté. Quelle joie quand nous disons l'air pur, l’eau pure ; plus que l'air lui-même et que l’eau, c'est cette pureté qui déchaîne en nous le désir : désir de vivre au milieu de ce vent sévère ; désir de connaître les valeurs véritables et les vrais rapports de valeurs. Non plus le monde qu'on nous fait mais le monde que nous faisons. Cette admirable discipline de la pureté qui est la seule grande entreprise valable de l'homme. Ce travail qui se fait sur soi-même ; et le seul qui serve à tous. Connaître les grandes choses simples, et savoir qu'il est facile d'être grand. Se libérer des glus ; se laver et toucher les objets du monde avec une peau entièrement nette. Ne rien se permettre d'autre que la pureté, et finalement entendre l'épanouissement harmonieux de soi-même, qui s’ouvre de chaque côté du corps comme des ailes au moment où l'élan emporte vers les grands chemins. Oh ! pas du tout des choses spirituelles, mais, sur l'humble terre les chemins purs du pain, du vin, et de l'amour qui n'est pas du tout cette cochonnerie désespérante, mais la seule raison d'être.
Ainsi, quand au terme de son effort on apporte au pacifique le poteau, la corde et le bandeau pour les yeux, il est seul. Voilà un soldat qu’on n'a pas l'habitude de combattre. Pour les douze soldats de métier qui sont en face de lui, ils vont le fusiller avec plaisir parce qu'il est effrayant et qu'il leur fait peur : on ne peut pas savoir d'où viennent les ordres auxquels cet homme seul obéit ; on ne peut même pas être certain qu'il obéit à des ordres. Là devant eux, affronté au peloton, il ne donne pas l'impression de faire un métier ; il montre dans une éblouissante vérité une sorte de naturel. C'est ce qui se voit de plus clair : il est naturel. Il semble bien alors que ce qui l'affronte n'est pas naturel. Il y a aussi la question de force : ici douze hommes avec des fusils ; en face un homme seul les mains attachées. Est-il donc si fort qu'on n'ose pas le faire, fusiller par un seul homme? On s'occupe de lui comme d’une chose extrêmement importante et grave. Et ça se sent tout de suite que c'est en effet important et grave, car, ainsi immobile, attaché, et peut-être même déjà les yeux cachés, il est effrayant ; et les soldats de métier se rendent bien compte tout de suite par un instinct militaire qu'il n’y a pas d'ennemis plus dangereux pour eux que cet homme seul, prisonnier et muet. Plus dangereux que les soldats dee métier du parti adverse. Ceux-là sont dans le jeu ; il y a des règles et il ne s'agit que de bien connaître son métier ou ses patrons. Mais celui-là menace d'en dehors du jeu, des règles et des patrons.
Ils ne seraient pas éloignés de croire qu'il est une sorte de monstre. Sa liberté aussi les effraye ; c'est pourquoi, ils vont le tuer avec plaisir. Et brusquement une sorte d’assaut de leur naturel qui les déchire d'un magnifiqueéclair de désespoir car ils voient devant eux des raisons d'existence qui auraient été valables pour eux aussi et qu'ils ont vainement cherchées ; c'est pourquoi ils vont Ie tuer avec plaisir.
Lui, c'est seulement la pureté qu'il a cherchée. Et, quand il l'a trouvée, il s'y est farouchement accroché. C’est pour s’y maintenir encore en dépit de tout qu'il est là où il est. Il sait qu'il ne peut pas ne pas être seul. Son entreprise est essentiellement individuelle. Dans ce qu'il jait, il ne peut pas y avoir de troupe car il ne peut pas y avoir de chefs. Le chef n'est jamais pur : le commandement salit. Quelle, pureté que puisse avoir un homme, il la perd dès qu'il commande aux autres hommes. Les troupes s'affrontent aux troupes ; c'est toujours la force basée sur le nombre ; c'est toujours le recours à la force ; c’est toujours la solution d'impuissance. La logique pour celui qui refuse les batailles n'est pas de chercher la bataille. C’est de chercher la pureté. Car, son combat commence après sa mort. Mille pacifiques, des milliers de pacifiques ne seraient que des milliers de morts individuelles. Il ne peut y avoir là ni troupes ni chefs ; la mort est la chose la plus solitaire du monde. Elle est ici un destin commun et une marque. Je sais : c’est une mort et je déleste la mort. Mais j’aime le mépris, j'aime me servir du mépris. « Laissez-moi l'achever », hurle, la conscience professionnelle, militaire. Réveil au petit jour ; l'aube ; les mains liées derrière le dos ; attaché au poteau ; forcé de s'agenouiller ; les yeux bandés. Le pacifique est devant les fusils. Il ne lui reste plus qu’un temps infinitésimal. Il est seul.
Mais il est contre.